Ecrits en Auvergne-Rhône-Alpes et à Avignon
Ecrivez-vous de partout
Des ateliers d'écriture, de la poésie, des lectures publiques
une mosaïque de portraits poétiques à feuilleter en ligne
Igor Chirat - Les Tisseurs de Mots
28 septembre 2019 de 9H30 à 12H00
Atelier à La Licorne - 63340 SAINT-GERMAIN-LEMBRON
Ecrits en Auvergne-Rhône-Alpes et à Avignon
Ecrivez-vous de partout
Des ateliers d'écriture, de la poésie, des lectures publiques
une mosaïque de portraits poétiques à feuilleter en ligne
Véronique Le Milan- Les Tisseurs de Mots
28 septembre 2019 de 14H00 à 16H30
Atelier à Le P’tit Café - 43000 Le Puy en Velay
Avec l'association Jeunes Pousses au Puy en Velay
L’arrosoir de grand-père.
Tu étais entré à l’hôpital pour un temps indéfini mais que nous espérions court. Tu m’avais demandé d’arroser ton jardin. Alors m’y voici. Je regarde le robinet, le tuyau d’arrosage, et puis ton vieil arrosoir. Un arrosoir d’autrefois, en fer blanc et pas mal cabossé. Il a servi depuis tant d’années ! Mais tu refuses énergiquement ce qui aurait pu être son équivalent en plastique. Celui là était « fait à ta main », nous disais tu, et « il n’est pas question d’en changer ». C’est drôle tout de même comme à partir d’un objet banal mais qui a longtemps servi, on peut dériver. Dériver vers ce sillage qu’a laissé dans nos vies le propriétaire de l’objet.
Alors moi aussi, en pensant à toi, je délaisse la facilité du tuyau et je prends ton arrosoir. Dans les allées de ton jardin, je mets mes pas dans les tiens, entre les rangs de salades, de poireaux, de haricots verts, mais aussi de dahlias, de cosmos et même de rosiers nains. Tu disais : « les fleurs c’est aussi important que les pommes de terre ». Et je crois bien que je t’aime pour cela aussi.
Je ne veux pas penser à ce que tu es devenu : si pâle, presque diaphane, entre tes draps. Je te revois comme il y a encore un peu de temps, avec ton pantalon de grosse toile bleue, décolorée par le soleil, et ton chapeau de paille, effrangé sur les bords à force d’avoir été si longtemps porté.
Tu allais à petit pas, tu arrosais avec une sorte de méticulosité, et je me demande maintenant si ce n’est pas de toi que j’ai appris la patience. Tu m’expliquais qu’il fallait du temps aux graines que tu avais semées. Elles devaient s’ouvrir, germer, et puis, le moment venu, le jeune plant fendrait doucement la terre pour connaître la lumière et le soleil. Je crois bien qu’avec la pluie fine de ton arrosoir, l’eau parcimonieusement distribuée, tu pensais aider le soleil. C’est en tout cas, ce que je me dis, moi, aujourd’hui. J’aide aussi le soleil et ça me semble merveilleux.
Si j’ai appris de toi la patience qu’il faut pour attendre la lente et souterraine germination des graines, j’ai aussi appris l’émerveillement. Tu savais t’émerveiller des choses les plus simples, tu disais qu’il fallait seulement être attentif. Tu n’étais pas bavard, tu étais plutôt de ceux qu’on appelle de ce joli mot de « taiseux ». Mais je le voyais dans ton regard, chaque saison recelait des trésors. C’est peut-être à toi que je dois aussi d’aimer tant ces lumières d’ambre et de miel que nous offre l’automne, et puis la neige et cette calligraphie légère, éphémère qu’y laissent au matin les pattes d’oiseaux dans l’allée, et le printemps joyeux, primesautier, insolent, et puis les étés incandescents avec l’ombre voluptueuse sous le grand noyer.
Le sais-tu seulement que tu m’as donné tout cela ? Peut-être que l’on sait ce que l’on reçoit et qu’on ne sait pas ce que l’on donne.
Alors quand j’irai ce soir passer un moment près de toi, -dans la chambre 327 – je te raconterai ton jardin mais je ne veux pas que tu me dises merci d’en avoir pris soin. C’est moi qui te remercierai pour tout ce que, sans mots, tu m’as donné.
Chantal
Nudité
Nous avions retenu un canoë à Vallon Pont d’Arc, car nous voulions descendre l’Ardèche. Le loueur nous l’avait dit : sur une partie du parcours nous allions longer un camp de nudistes. Autour de nous, parmi ceux qui venaient aussi chercher leur canoë, les plaisanteries avaient fusé, souvent un peu grasses, et pas toujours de bon goût. Ça nous avait un peu agacés, je m’en souviens.
La nuit avait été courte : sous notre tente, nous avions eu froid et peu dormi. Alors après avoir pagayé un moment, la fatigue était venue, et tu avais proposé un court arrêt sur la berge. Il faisait beau, ce serait bon de s’étendre au soleil. Et c’est ce que nous avons fait.
Mais contrairement à ce que nous avions cru, nous n’étions pas seuls : un homme était là aussi, et il était nu. Occupés à amarrer notre embarcation, nous ne l’avions pas vu tout de suite.
C’était difficile, un peu, de le dévisager… encore que dans le mot dévisager il est question du visage et là c’était un corps qui s’abandonnait et au soleil, et aux regards. Puisqu’il n’était pas gêné, pourquoi l’aurai-je été ? C’était son choix à lui, de s’offrir aux regards et la pudeur n’était pas en question. La pudeur, est-ce que ça n’est pas simplement de choisir ceux ou celles à qui l’on offre sa nudité ?
Il n’était pas ce que l’on pourrait appeler un Apollon, mais il était beau à sa façon , même s’il ne ressemblait pas à ces statues de la Grèce antique dont la plastique est si parfaite qu’elle ne nous semble pas humaine,. Il était beau d’être aussi simple, d’être seulement, tranquillement lui même, allongé dans l’herbe.
Son corps, comme tous les corps, disait quelque chose de lui. D’abord de sa longue fréquentation du soleil à cause de cette peau si bronzée, et aussi de son habitude de la nudité, car il n’y avait nulle part cette démarcation plus claire que laissent les vêtements portés en s’exposant à la lumière.
Il était couché sur le dos, les bras croisés sous la tête et il y avait dans sa posture, relaxée, détendue, une expression de bien-être qui était communicative.
A le voir, j’avais envie, comme souvent, de me raconter son histoire, ou de me l’inventer peut-être. Les jambes étaient longues, déliées, musclées, plus musclées que les épaules. Etait-ce un simple randonneur ou bien un marathonien aguerri ? Comment savoir ?
Des épaules plus larges et plus musculeuses auraient peut-être évoqué de longues promenades en canoë. Je savais d’expérience les efforts nécessaires quand il faut pagayer sur une grande distance.
Et puisque je regardais ses épaules, comment ne pas voir son torse, un torse imberbe comme son visage. Là encore, grâce à la respiration régulière qui soulevait sa poitrine avec un rythme lent, on imaginait la tranquillité, le bonheur sans doute de goûter le silence de la nature, avec seulement un petit bruit d’eau, et l’ombre fraîche à l’abri des taillis. Depuis ce torse imberbe, le regard glissait plus bas, vers ce ventre plat que n’alourdissait pas la graisse, ou peut-être pas encore, car il m’a semblé qu’il était assez jeune. Je me suis interrogée sur son âge. Allons entre trente et quarante ans, mais pas davantage. Et le ventre finissait avec cette broussaille claire qui entourait ce que Gustave Courbet, au sujet d’une femme il est vrai, avait appelé « l’origine du monde. »
Je suis revenue vers son visage. Il avait des cheveux blonds, assez longs. Les yeux étaient clos et n’offraient hélas rien de ce regard qui peut dire tant de choses sur chacun d’entre nous. Fallait-il déduire de la forme carrée des mâchoires un caractère volontaire, peut-être autoritaire, dominateur ? Cela me semblait trop facile de conclure aussi vite. Les joues étaient plutôt creuses et deux rides encadraient la bouche. Allons ce serait alors quarante ans plutôt que trente. C’était une bouche ferme et bien dessinée mais le visage était assez banal, somme toute, un visage reposé mais où manquait vraiment la vie du regard.
Je n’ai pas eu à le déplorer longtemps car l’inconnu s’est levé. Il nous a fait de la main un petit signe amical, et puis d’une démarche élastique il est reparti en nous tournant le dos. Je n’aurai pas vu son regard, et ne saurai même pas la couleur de ses yeux.
J’ai espéré que notre arrivée, même si nous avions été attentifs à ne pas faire de bruit, ne l’avait pas dérangé...Je ne le saurai pas non plus.
Chantal
Les bols.
Les bols des petites, plein une étagère. L’étagère des petits déjeuners bruyants. L’étagère des petits déjeuners de vacances, de leurs vacances. Chez moi, les prénoms s’empilent. Par ordre chronologique hors congé scolaire. On part de la plus petite et on fini par la plus grande. Que des filles : six filles, six bols. Chez moi, les petites filles s’emboitent.
Il arrive qu’on me les déboite : Un ami serviable, une copine pleine de bonne volonté, me demandent en leur absence :
- tu me passes Mahé que je fasse une mayonnaise ?
- je peux prendre Léna pour la vinaigrette ?
- c’est joli Loéiza… j’y mets les olives ?
- Bleuenn et Lîla ce serait bien pour les gâteaux apéro ?
- et si je servais les framboises dans Zoé ?
Je dis « évidemment » et je tremble qu’ils cassent mes petites filles ! Ce qui n’arriverait pas si elles étaient là !!! Bien évidemment.
Et puis sur cette satanée étagère, il y a les trois autres, les bols de faïence bleus qui viennent de Verneuil. Ah ! Ceux là, ceux là … Non.
Leurs bols des petits déjeuners chocolats-tartines-beurre-et-confiture de leur Mamie. Ceux-là qu’eux seuls peuvent utiliser ici, comme ils le faisaient là-bas. Ils les cherchent derrière les autres, au fond, derrière même les sans-prénoms, derrière les fleuris, les rayés, les ébréchés, les fêlés, derrière ceux des chats …
Il y a le bol du garçon, dans lequel il fera couler son thé, à côté du pain qu’il accompagnera de jambon ou de fromage. Il prendra parfois un café dans une minuscule tasse qu’il posera dans le lave vaisselle avant de partir accompagné de ses filles, de ses nièces, des copains pour une longue promenade, pour une chasse au trésor, pour une baignade endiablée. Mais avant, il aura lavé son bol, l’aura essuyé et déposé sur l’étagère.
Il y a le bol de la fille ainée, qu’elle sortira pour le plaisir d’y humer son café, d’y réchauffer ses mains ; elle échangera un regard complice avec son frère en mangeant une tartine de confiture et glissera, l’œil en coulisse, que la confiture de Mamie, à Verneuil, c’était quand même autre chose ! Elle volera au secours des petites qui perdent cette année autant de vêtements que de dents ou se plongera dans le passage du livre survolé hier qu’elle laissera l’absorber totalement ce matin son bol oublié sur la table ou sur l’évier.
Il y a le bol de la plus jeune qui se remplit de flocons d’avoine, de fruits frais ou secs, de pétales, de graines et se pose à côté de son thermos de tisane au parfum de fleurs. Elle sourit quand l’un ou l’autre demande à gouter son « gloubi » et s’offusque quant ils lui proposent tartine sucrée ou St Nectaire. Il restera toutes ces journées là, sur la terrasse, dans l’herbe du jardin, sous son trapèze accroché dans la grange voisine, parfois même il montera avec elle dans la chambre sous les combles. Il aura contenu au fil des heures ses repas fractionnés : riz, œuf, poisson, framboises du jardin, quartiers des pommes volées en chemin … Elle descendra une dernière fois, encombrée de son monstrueux sac à dos une main frôlant la rampe, l’autre tenant son bol qu’elle posera dans celui de sa sœur.
Ils n’ont jamais voulu les emporter leurs bols. Ils savent peut-être qu’une fois par an ma tasse à café à besoin de déjeuner en tête à tête avec un bol de faïence bleu de Verneuil.
Dominique B.
Il se tient debout, dans le chœur comme planté près de l’autel. Derrière lui les violonistes sur la gauche, et à droite les violoncellistes sont tous assis. Tous habillés de la même manière, costumes noirs, chemises blanches et cravates sombres. Un corps massif, sur des épaules larges, la tête ronde, des joues tombantes et la bouche fine, enserrée par des lèvres tendues. Il a les cheveux roux, coupé court. Il a le corps d’un rugbyman Irlandais.
Les vitraux de la sainte Chapelle jettent des reflets de couleur sur les cheveux et les joues. Les couleurs sont chaudes et douces. Les instruments semblent par moment capter cette lumière et la relancer vers le ciel.
Les archers se posent sur les instruments, d’abord les violoncelles font un tapis sonore un peu grave, puis un peu au-dessus et à contre temps les violons reprennent le même rythme, et prolongent la phrase, l’adoucissant la rendant plus légère. C’est comme une respiration, calme et sereine, mais grave et mélancolique. Ma respiration se synchronise avec la musique. Il respire au même rythme, la tête penchée en avant, les yeux fermés. Il est immobile, le mouvement des archers derrière lui semble danser une valse triste.
Puis les instruments font silences. Le temps est suspendu, la musique du silence, il relève la tête très lentement, ouvre les yeux que l’on devine bleus foncés, ses lèvres s’entrouvrent, il se rempli d’air, puis doucement presque sans qu’on s’en aperçoivent, un chant monte enfin. La voix et pure et très haut placée. Si les anges existaient, ils auraient cette voix. Par son chant il échappe à l’humain. Les cordes reviennent juste souligner la voix. C’est si pur qu’on croit voire le souffle sortir de la bouche. Les lèvres bougent à peine avec grâce et douceur, c’est comme un battement de cœur, indispensable à la vie. Sa main droite caresse l’air lentement
L’espace est posséder par le chant, il, plane et envahi, s’écoule comme une source bienfaisante. Le chant pénètre en moi. Il me porte, je suis comme une plume que le chant fait danser dans l’air. Je m’abandonne à cette respiration bienveillante.
Ce n’est plus un homme c’est un instrument, je voudrai poser mes mains sur la source de ce chant, sur le plexus solaire s’ou sourd l’énergie qui pousse le diaphragme vers le haut, chassant l’air vers les bronches. Mas mains suivent ce mouvement vers le haut sur son torse, jusqu’aux cordes vocales que l’air fait vibrer, puis vers la bouche, le palais et la langue, qui transforment ces notes en parole, puis les lèvres qui s’entrouvrent et laisse glisser ces paroles vers le monde.
Cum dederit dilectis suis sommum Il comble ses bien aimés dans son sommeil.
La voix s’écoule et irradie l’espace, La poussière colorée par les reflets des vitraux danse au rythme de la voix, bercée par le souffle du chanteur. Il me comble et me berce. Le temps s’arrête et devient éternité.
Je voudrai toucher la source, caresser l’instrument pour sentir la douceur du grain, comprendre le mystère par lequel de ce corps massif, jaillit une telle beauté. Le chant et la voix transforme le corps du chanteur, il devient légers, superbe est doux.
Puis la voix peu à peu se fond dans le silence. Je continue pourtant à l’entendre, le souffle reste.
Un silence, puis les spectateurs applaudissent et rompent le charme. C’est fini.
Roger D.
Je gare ma voiture devant son portail, le sol est en terre battue.
Elle me fait entrer. Un chien fou se glisse entre mes jambes, il me fait la fête.
Des objets en désordre entassés de part et d'autre devant la porte.
Dans la salle à manger, un poêle, une télé à grand écran devant laquelle Jim est installé. Il lève les yeux et me fait quelques commentaires sur un match dont je n'avais pas entendu parler.
Nous nous dirigeons toutes deux vers la cuisine. Des photos au mur, une nappe en toile cirée multicolore, deux perroquets dans une cage. L'espace est encombré et tout en bric à brac mais je me suis toujours sentie bien chez elle.
Ce serait chez moi, je me serais dépêchée de ranger tout ce qui traîne, laver la vaisselle dans l'évier...Enfin, c'est ce que je me dis...
Mais chez elle, tout coule de source, les objets ont trouvé leur place, même si ce n'est pas celle que l'on aurait choisie.
Nina ,elle n'a pas le look d'une star, mais elle vous distille de l'amour, elle vous enveloppe d'amour par ses petites phrases rassurantes. Je crois qu'elle enveloppe d'amour tout ce qui l'entoure, les gens, l'air, tous ces objets qui du coup prennent leur place, sont à leur place...
Elle est pleine de simplicité comme cette nappe multicolore, pleine de gaieté.
Mon amie m'accueille et prend son temps, même quand elle a des soucis -et dieu sait si elle en a eu-elle est là, réconfortante. Elle s'occupe de tous et s'oublie elle-même, c'est sa raison d'être.
Nous nous connaissons depuis trente, quarante ans, acharnées de vélo au début, puis les vélos ont été remisés mais l'amitié est restée.
Nos tours de roue dans la région, on s'en souvient . On s'inscrivait aux courses locales pour le plaisir de pédaler bien sûr mais aussi pour gagner la coupe du vétéran à laquelle nous pouvions prétendre à coup sûr, puisque la plupart du temps nous étions seules dans notre catégorie.
Oui, les vélos sont remisés depuis deux ou trois décennies, mais l'amitié est restée pour longtemps, n'est-ce pas, Nina ?
Françoise L.
Les enfants viennent de partir à l'école.
Le silence a repris le contrôle de la maison et, comme chaque jour avant de partir au travail, je l'accueille à bras ouverts. Je monte faire un dernier tour dans les étages pour m'assurer qu'aucune lumière n'est restée allumée. Un coup d’œil rapide dans chaque chambre, une vérification dans les toilettes et la penderie, la nuit électrique est respectée, je peux redescendre boire un dernier café avant d'affronter le monde professionnel. Redescendant rapidement les escaliers, mes yeux s'immobilisent sur le bleu pailleté azuréen de ta robe de princesse.
Elle t'attend, jetée négligemment sur la rambarde de l'escalier, comme une comédienne aurait lancé son costume de scène sur la chaise de sa loge après la représentation. Je la prends entre mes deux mains et la porte en boule jusqu'à mon visage. Les yeux clos, j'inspire profondément son parfum d'enfance, puis tendant les bras, je la déplie et l'offre à mon regard. Sa féerie se dévoile. Un tulle léger double le tissu soyeux de la jupe, de petits liserés de tissus d'argent bordent le col et les poignées, quelques brillants disposés sur le plastron jouent avec la lumière.
Je porte ce tissu magique dans ta chambre et l'étale délicatement sur ton lit. Plusieurs fois je presse la robe contre le matelas avec la paume de ma main pour la défroisser. Mais alors que ma main lisse machinalement la soie, tes cris et tes rires en reprennent possession. Légère, elle flotte à nouveau dans l'air porté par ton tourbillon d'énergie. Le diadème et les souliers de Cendrillon la rejoignent, tournant dans son aspiration. Les couvertures des livres de contes de fée s'entrouvrent et leurs pages claquent sous le puissant courant d'air, laissant échapper des dizaines de lucioles qui virevoltent étincelantes entre les murs de ta chambre.
Le sourire béat, j'observe quelques minutes encore ton univers, emplis de rêve et de merveilleux. Je referme délicatement la porte de ta chambre, réjoui que l'insouciance irradie encore notre maison.
Christophe L.
Lorsque Étienne ouvrit la porte de la salle de bain, la surprise fut totale. Son père se rasait face au miroir devant le lavabo, vêtu d'un simple caleçon. Cette irruption inopinée le fit sursauter et une petite ligne rouge se forma à la fossette de son menton.
Ce fut le dernier cliché que le cerveau d’Étienne enregistra car l'urgence était de reculer. Il referma sèchement la porte pendant que la voix de son père grondait sourdement de l'autre côté :
« Mais bon dieu, tu peux pas me foutre la paix ! T'es content de toi ? Ça pisse le sang maintenant. »
S'en suivit le claquement sec du verrou de la salle de bain, et puis, à nouveau le silence. Étienne quitta le vestibule qui menait à la pièce d'eau dans une totale maîtrise de ses mouvements. Il importait de disparaître sans aucun bruit, sans donner la moindre raison à ce verrou de s'ouvrir à nouveau. Ce verrou d'ailleurs, pourquoi son père ne l'avait-il pas fermé ? Et pourquoi n'avait-il pas allumé son vieux poste radio comme il le faisait tous les dimanches pendant sa grande toilette hebdomadaire ? La musique l'aurait alerté. Ce n'était pas juste, il n'aurait jamais du se retrouver nez à nez avec la nudité de son père. Mais cela, son père n'en aurait rien à faire, et quand ils se recroiseraient, il le lui ferait payer d'une façon ou d'une autre.
Le repli se poursuivit jusqu'à la cabane perchée dans le grand marronnier du jardin. Protégé dans la grande cage de ses branches, Étienne attendait, assis à même les planches, les jambes repliées contre lui. Il visualisa la silhouette qu'il avait entrevu quelques secondes. Ce corps paternel était un hymne à la pesanteur. Toutes ses chaires pendaient. La peau du bras levé, qui tenait le rasoir, ballottait comme un hamac. La peau du ventre recouvrait l'élastique du caleçon et semblait ambitionner de descendre plus bas encore. Des seins flasques, sans tétons, s'accrochaient sur les cotes supérieures et s'étiraient, comme suspendus à un fil à linge. Même le sang de son père paraissait vouer un culte à l'attraction terrestre. D'énormes varices boursouflaient ses mollets et ses cuisses, témoignant du refus de son sang de remonter jusqu'au cœur.
Quelques années encore et la force de gravité transformerait ce corps en une flaque de chair blanchâtre marbrée de bleu. Quelques années encore et ce corps serait dénué de colère. Dernières années de silence, nouvelles offrandes à l'amour paternel, Étienne se convainquit d'étouffer encore ce cri de liberté qui explosait en lui.
Christophe L.
Un anneau fixé au milieu du plafond
un fil de pèche s’y accroche de 40 cm
au bout un objet volant non identifié.
Enfin si :
C’est un moustic spacial , qu’il a dit.
Avec sa trompe inox recourbée
et ses 2 robinets « vintage »
en guise de gros yeux à facettes
des ailes en fer blanc demi -lune
aux extensions en baguettes
un corps ficelé de tuyau en cuivre
et un estomac en flotteur de WC
sous lequel s’échappent 2 créatures en fil de fer
en apesanteur
couvertes de coulures pétrifiées de voiturettes Majorette.
Bizarre,bizarre,bizarre,
au milieu du blanc plafond du salon
mais si expressif et si étonnant
comme toi mon garçon
si plein d’inventivité
et d’imaginaire.
D’un retour de ballade, nous avons découvert cet étrange attelage qui nous a stupéfait et beaucoup amusé . Depuis 16 ans fidèle, il nous tient compagnie, symbole de ton envolée choisie et responsable vers un avenir artistique et la création de ton atelier des inventions géniales.
Dés 7 ans , entre tes mains, scotch et bouteilles en plastiques
s’emberlificotaient pour devenir des machines de ghost buster à chasser les fantômes de la cage d’escalier.
Esprit curieux, mains toujours en action, créateur de mondes imaginaires, tu traces ta route.
Inventeur, fabricateur de structures poétiques à partir d’objets oubliés, abandonnés, tu entraînes ton public, tu partages ton univers , ta sincérité, ta vérité. Tu as trouvé ton chemin de vie et les commandes sont là pour l’attester.
Visage lunaire, regard pétillant d’étoiles cerclé de lunettes rondes, chapeau de feutre à la gadgi ou heaume de soudeur, barbichette de trois poils, pull démaillé, pantalon du bleu taché du travailleur, en tablier de cuir
tu tords
tu découpes
tu soudes
tu cisailles
tu cisèles
tu dentelles
tu martèles
tu ajustes ensemble des matériaux improbables.
Ton atelier est ton royaume
Aujourd’hui une graine volante prend forme entre tes mains de magicien pour le musée du vent.
Dans le doute parfois mais tout droit tu avances et tes réalisations sont toujours frappantes, originales, surprenantes et poétiques.
Et ce n’est pas le mousticspacial du salon qui me dira le contraire.
anonyme
Elle. Lui. Un regard. Un départ.
Dans ce village encerclé de collines, elle regarde les petits monts verdoyants. Cette vision est soudainement cachée par un poids lourd à longue remorque et cabine volumineuse. Impressionnée, elle regarde ce haut et grand véhicule qui se pose à hauteur de la pompe à essence. Debout, appuyée contre un mur de la petite station service, la femme finit la mastication du sandwich qu'elle tient et prend une troisième bouchée.
Instinctivement, son regard se pose à nouveau sur le camion.
Elle voit son chauffeur en descendre. Elle ne perçoit pas la main qui pousse la porte, devine à peine le visage masqué par le reflet de la vitre mais identifie clairement une chaussure de sécurité qui se pose sur le marche pied.
Descendu de sa cabine, il regarde rapidement autour de lui et s'apprête à ouvrir le réservoir. Ses yeux se posent quelques secondes sur cette femme qui semble l'observer un sandwich à la main.
Les yeux de la femme se rivent aux siens.
Quelques secondes...
Un élan.
L'un vers l'autre.
Quelques secondes...
Elle ne croque plus son sandwich. Elle le regarde.
Un peu plus grand qu'elle.
Une chemise. Un jean. Des chaussures de sécurité.
Simplement vêtu. Mais... attractif...
Tel un amant, non, un aimant accélérant les battements de son cœur.
Une sensation imprévue intensifiant sa respiration.
Il voit cette femme qui le regarde.
Sans sourire, les traits de son visage d'homme se détendent : il lui plaît.
En tout cas, il en a la sensation.
Son corps quant à lui se tend, caché sous sa chemise et son jean.
Elle voit son corps se redresser et se durcir.
Il sent sa main un peu fébrile... et espère que cela ne se voit pas.
Elle voit dans ses yeux et sur ses épaules, la fierté d'être désiré.
Il sent son corps qui s'éveille.
Son corps qui s'emplit d'une énergie connue mais depuis un certain temps éteinte.
De la barbe naissante sur son visage, la femme imagine une toison sombre sur son torse.
Flatté mais réservé, l'homme n'ose croire qu'elle le regarde lui... le regarde avec intérêt et peut-être même avec... envie...
Partagé entre surprise et désir naissant, il plonge lui aussi ses yeux dans les siens.
Elle regarde ses épaules légèrement voûtées.
Elle ne le sent pas certain de l'effet qu'il peut produire sur les femmes.
Elle le sent douter.
Cela la rassure, l'attire.
Les mains de l'homme lui donnent envie d'être touchée et saisie.
Malgré sa réserve, cet homme pourrait se donner pleinement et lui donner tout autant.
Elle le sent.
Elle le sait.
Les jambes de la femme s'impatientent malgré elle.
Celles de l'homme le tiennent discrètement mais fermement.
Surpris, flatté, désirant.
Il puise en lui toute son assurance.
Il a envie de lui parler, lui offrir un café peut-être.
Il hésite, n'est pas tout à fait sûr.
Son cœur palpite.
Lui dira-t-elle sans lui dire « viens » ?
Elle le regarde.
Soudain a peur. A peur d'elle pas de lui. Se juge.
Elle se nourrit une dernière fois de ce corps si commun qui a éveillé le sien l'emplissant d'une énergie connue mais depuis un certain temps éteinte.
A contre-coeur,
elle baisse les yeux.
A contre-coeur,
elle s'en va.
A contre-coeur,
Son corps s'éteint,
son désir ne peut plus être...
Pourquoi ?
Pourquoi ne lui a-t-elle pas dit sans le dire « viens » ?
Lauriane L.
Comment se séparer des objets, sans avoir l’ impression de jeter un peu de sa vie ?
En ouvrant le carton quelque peu ramolli par l’ humidité, les bibelots en terre que nous avions modelés ensemble, il y a quoi ?... 35 ans, ou peut être 40... m’ ont ramenée sur la terrasse ensoleillée de la maison d’ Auzon, et ton visage lumineux s’ est imposé à moi, comme un souvenir doux et heureux.
Et toujours cette impression du temps qui n’ est pas aujourd’hui, mais qui pourrait tout aussi bien être hier, ou beaucoup plus ancien, le passé quoi !
Et puis tu es partie - loin - le Mexique. Avec les enfants, de temps en temps, nous avons ressorti les bûches de terre rouge, pour replonger nos mains dans cette pâte, pas toujours docile, mais souple et apaisante.
Et là resurgissait ta présence fantôme. Le geste sans cesse répété de ta main longue et fine chassant cette mèche de cheveux qui tombait et retombait sur ton visage, rideau vivant et léger parsemé précocement de fils blancs.
Et cette interrogation un peu inquiète, de savoir quand nous allions nous revoir. Cette amitié si joyeuse aurait elle résisté à l’ éloignement ? Serais tu encore « Galadrielle » surnom que je t’ avais donné, à cette époque où nous lisions ensemble Le Seigneur des Anneaux. J’ avais un peu peur de ne pas retrouver en toi ce qui m’ avait tant plu, cette impression de te voir marcher quelques centimètres au dessus du sol, comme en apesanteur, là sans être là, à la fois distante et attentionnée. Peut-être que la poterie était pour toi une façon concrète de te rattacher à la terre, de ne pas t’ envoler.
Bien sûr, de temps en temps nous nous sommes revues, des rencontres courtes et frustrantes où on ne savait plus où était l’ essentiel, ce qu’ il fallait dire pour que la flamme de l’ amitié ne s’ éteigne pas ; la vie nous dévorait, chacune de son côté, nous n’ avions pas le temps, nous n’ avions plus le temps, je ne faisais plus de poterie.
Et puis cet été, enfin, nous avons pris le temps. Un peu peur de savoir si la magie opérerait toujours, si ce serait encore elle, si ce serait encore moi.
Le geste de sa main si leste était encore là. Mais aujourd’hui pourtant, je ne sais pas dire si elle est encore elle, si je suis toujours moi.
Bernadette T.
Le balai
Assise, tranquille, elle regarde le balai.
Le balai est accroché à sa place et il y restera encore 2 jours jusqu’à son retour. Ce n’est pas elle qui va s’en servir c’est le domaine de l’homme de la maison .
Manche en bois lisse et doux pour préserver les mains du tennis man et musicien et solide pour durer plusieurs brosses . Car ici un usage intensif , au moins trois fois par jour, oblige à un renouvellement de la brosse tous les trois à quatre mois . La brosse actuelle en simili paille verte et marron est déjà bien usée les poils sont complètement recourbés vers le bois et plutôt crasseux . Elle pense qu’il faut qu’elle en rachète une
Car l’homme ne saurai se passer de son balai mais ne concède à l’objet lui même aucune valeur et ne saurait se préoccuper d’aller en acheter un . Observation d’ailleurs valable pour les objets quels qu’ils soient. Ce qui lui importe c’est l’acte de balayer : parcourir toute la pièce maniant avec autorité et fermeté cet instrument regrouper les poussières miettes éventuelles en un tas voilà l’essentiel. Balai et tas sont souvent ensuite abandonnés n’importe où dans la pièce prêts à faire des crocs en jambe à une personne (elle bien sûr) distraite.
Pour son homme toujours habillé simplement - pantalon teeshirt pull blouson - dans des couleurs plutôt sombres - bleu foncé marron noir gris- pas de balai rose fluo avec balayette et pelle vert gazon . Non rien que du sobre et du simple . Les balais éponges et/ou aspirateurs et /ou avaleurs de poussières et /ou…..ont tous été dédaignés . L’homme veut du balai basique . Dès qu’un ustensile est accompagné d’une notice d’utilisation même de 3 lignes même en français cela devient trop compliqué pour lui . Ce n’est pas lui qu’on verra trainer dans les magasins de bricolage ! ni dans quelque magasin que ce soit d’ailleurs….
Pourquoi balaye t il ? bien sur après les repas pour enlever les débris tombés à terre, bien sur après qu’une ou plusieurs personnes soient rentrées avec des chaussures pleines de terre mais aussi le matin avant même le petit déjeuner sans doute comme échauffement quotidien mais aussi et surtout chaque fois qu’il revient à la maison après une activité extérieure , un reste de conduite territoriale, une re-prise de possession de son espace quotidien.
L’espace voilà sans doute la motivation du balayage . . Reste de petit garçon rêveur obligé de composer avec sa famille nombreuse et l’espace étroit de son appartement HLM. Il lui faut chez lui un sol indemne de toute objet trainant . Même les chaussures sont souvent reléguées dehors ou sur un meuble et aucun vêtement, livre, jeu ne saurait être toléré par terre . Il aimerait que les meubles soient suspendus au plafond et redescendus seulement quand ils sont utiles. Quel rêve délicieux : passer le balai dans un espace vide pur, lisse et brillant !!
Assise, tranquille, elle regarde le balai
Elle regarde le balai avec un mélange de tendresse d’amusement et d’exaspération le même regard se dit elle que celui qu’elle pose bien souvent sur son utilisateur.
Bernadette P.
Grand-Père
Aux premières lueurs du jour, son vieux corps maigre penché au dessus de l'évier, il s'affaire à sa toilette. L’ample pantalon de velours marron à grosses côtes gondole sur les pantoufles usées. Les bretelles larges à boutons noirs battent les cuisses creuses.
Au-dessus de la taille du pantalon dépasse une large bande de flanelle grise dont il a ceint son ventre de plusieurs tours. On devine dessous le caleçon long, blanc cassé qu'il porte été comme hiver. Une chemise à carreaux repassée attend sur le dossier de la chaise.
Les os de sa colonne vertébrale dessinent un escalier bringuebalant qui monte jusqu'à sa nuque poivre et sel. La peau est fripée, très claire, en contraste violent avec les avants bras et les mains tannés par le soleil. Étonnamment préservée et douce comme une peau de bébé, elle semble inviter la caresse.
Il trempe le coin d'une serviette nid d'abeilles dans l'eau chaude, frotte le savon de Marseille, se retourne et se lave le torse. Il suit la courbure des côtes saillantes mais ne s'attarde pas sur la cicatrice qui partage son buste en quatre. Cette ligne de croix aux points de couture épais signe la souffrance endurée d'une époque où les analgésiques manquaient en post-opératoire.
Il utilise un fond de cuvette d'eau en économe, ne connait ni la douche ni la baignoire, pourtant il n'est pas sale et ne sent pas mauvais. Ses grosses mains fendillées, crevassées, disproportionnées, déformées accomplissent leur tâche avec délicatesse.
Il trempe de nouveau le coin de tissu dans la cuvette et lave alternativement chacun de ses bras. Des muscles, la peau et les os, malgré la vieillesse il reste habitué aux lourdes charges. Les veines renflées et dures tracent d’étranges ramifications le long de ses bras tortueux comme des branches d'arbre. Petit, décharné, il dégage l'assurance tranquille de celui qui a longuement vécu. Il relève la tête, des rides
profondes sillonnent ses joues, le nez long est tordu, les yeux petits mais malicieux, il sourit. Un sourire pur qui laisse entrevoir le petit garçon qu'il était autrefois.
Marie B.
Textes de l'atelier en ligne "mettre en Lumière"
Ploudalmezeau par Marie-Paule Minerve
A l’époque de mon arrière grand mère née en 1878 à Ploudalmézeau , les femmes de marins n’étaient pas une légende prétexte à chansons ; la vie y était dure , faite de résistance , de travail et d’espoir de voir apparaître le fanal .
Elles vivaient en grappes,assises sur la pierre du seuil, là oùle vent faisait s’envoler les coiffes et vidait la tête .
Jeunes femmes écloses un instant quand le bateau rentre.
Silencieuses, laissées là fixant l’horizon violet qui charme ou engloutit.
Le temps tourne.
Le travail à marée basse,les coquillages nacrés qui abîment les doigts ,le jupon trempé.
Le vent sifflote, lui qui n’a pas de chair.
Les algues leur effleurent les cuisses .
Démêler les cheveux des filets,les remailler en faisant les comptes dans sa tête.
La mer commande .
Elle est leur maîtresse à tous,elle guide les bourses, les gestes ,les soupirs , quelquefois le bonheur . Quelquefois elle les roule.
Le vent sifflote,lui qui n’a pas de nerfs.
Les algues leur effleurent les cuisses .
Le soir tombe,doré à l’ouest. Elles tricotent près de la fenêtre .
Elles ont reçu une lettre d’une fille d’entre elles,placée à la ville chez un médecin de Brest : leur espoir pour toutes leurs filles .
Leurs rêves les entraînent hors des maisons de granit,elles y rencontrent des foules en couleur.
Sur le buffet sont le café et le sucre .On allume la lampe tard,la toile cirée luit .Le journalier qui se déplace de maison en maison pour aider à la peine a toujours une histoire en réserve et un sourire chaleureux .C’est une terrien .
Dans le cœur de leurs hommes nagent des poissons.
Ils y cachent leur peur,la noient quand ils accostent.
Leur moustache est vaillante quand ils se couchent sur le flanc comme des barques échouées et
leurs caresses rudes .
Elles ont le sourire quand ils sont à terre,calmes et peu bavards.La vie passe, tiède comme le sable entre les doigts .Une courte accalmie comme en apesanteur .
Le vent se tait .Il avale sa langue,il mâche sa joie avec ses grandes dents.
Un repos,un amour passent
un risque
une mouvement têtu
les araignées de mer s’endorment
Pompiste par Bernadette Perfetti
Il y avait le grand type en bleu de travail rouge vif avec un chien a six pattes brodé sur la poitrine qui arrivait en s’essuyant les mains dans un chiffon plus ou moins graisseux et regardait d’un air critique un peu condescendant votre petite vielle voiture .
Il y avait la dame qui sortait de chez elle sa serviette de table à la main pour bien vous faire remarquer que vous l’aviez dérangée pendant son déjeuner.
Le petit jeune en salopette qui attendait mâchouillant son chewing-gum assis sur une caisse renversé à coté de son transistor réglé puissance maximum sur une station de rock se croyait dans un film américain.
Il y avait celui ou celle qui en vous mettant quarante francs d’essence avait le temps de vous raconter une grande partie de sa vie … ou de la vie des autres . Celui qui vous mettait une grande giclée de mousse sur le pare brise à peine la voiture arrêtée vous proposait de vérifier les niveaux et la pression des pneus et vous disait au revoir la main tendue.
Et le monsieur qui vous a évité une nuit glaciale dans votre voiture en rouvrant à dix heures du soir sa station la seule aux alentours de trente cinq kilomètres . Il y avait ,des hommes ,des femmes , des souriants des grognons des indifférents, des beaux des laids des quelconques , il y avait des gens …….
IL y a des pompes ouvertes 24h sur 24 , 7 jours sur 7 mais plus de pompiste .
Un été au dessus de Nana Par Véronique Le Milan
13 juillet
#Nana
Nana dit qu’elle ne veut pas être une charge.
Les vieux ça vous emmerde hein ? Dis le moi franchement…
J’essaie d’être franche. Je comprends sa colère, ses interrogations, ses refus et ses acceptations. J’aimerai être aussi lucide qu’elle à 85 ans. Une militante.
Elle dit encore que ça lui casse les pieds cette histoire de voile, ça ne la gène pas, elle, les femmes voilées. C’est une façon de se protéger et de s’affirmer. Elle fait écho à quelques discussions avec des femmes musulmanes. Elle fait écho aussi avec cet homme qui me demandait si une femme voilée pouvait devenir bénévole au sein de l’association où je travaille. D’après vous, cher monsieur, qui y a t’il derrière le voile ?
NANA par Véronique Le Milan
#Nana
Avec Nana, on parle féminisme, art, société, passé, présent avenir de la femme et des hommes en général. On parle de l’amour, mais plus avec Jude. Avec Jude, on entame la discussion et nous sommes deux femmes ayant envie de rencontrer l’autre au profond.
#TourdeFrance
Il est habillé avec des habits militaires, peut-être un chasseur. Il est excité, rouge sous le soleil de 17 h. Les coureurs arrivent, il trépigne. A peine voit-il la première roue de vélo qu’il se précipite. Il voudrait les prendre dans ses bras, les serrer fort. Il s’approche à la limite de toucher le bras gainé, d’essuyer le visage crispé par la pénibilité de la côte. Il applaudit. Il est heureux.
#Nana
Nana se sert du caddie comme déambulateur. Il faut que je marche. Je l’accompagne dans les rayons du supermarché. Elle doit acheter de l’ail et des protège-slips. Elle continue la discussion commencée dans la voiture sur la contraception dans les années soixante. De ses filles qui prenaient la pilule mais qui n’avaient absolument pas changé leur pratique sexuelle au contraire de ce que disait les EXPERTS, car selon eux, libérer la femme serait de l’ordre à libérer la bête.
#Nana
Et ça c’est très terrible !…C’est très terrible !..mais qu’est-ce qu’on peut faire ?…. Vivre !
Demain j’irai dire bonjour aux gilets jaunes, ce sont de bons gilets jaunes…promulguer une société sans chef…si y’a pas de chefferie, c’est nous qui faisons le truc, pas quelqu’un d’autre…C’est facile de déléguer ! j’irai me ressourcer chez Hischam, là, je peux causer…
Jojo ! C’est pas possible ! Hihihi…
La chevrière par Marie Bayssat
Pour clore la journée de travail elle retourne les voir. Elle grimpe à travers les mottes. La prairie en pente raide oblige une pose, mains sur les hanches, souffle court de fumeuse. Les chiens aboient et gambadent joyeusement, il faut les rappeler souvent, les tenir à vue. Enfin les chèvres sont là autour des arbres rabougris qu’elles ont bien écorcés. Cette année l’herbe est rare, sèche, mais dans cette dernière parcelle, elles sont longues et jaunes, mêlées de joncs verts et ont résisté à la canicule. En temps ordinaire les chèvres délaissent cette végétation sans qualité, pourtant elles s’adaptent et broutent avidement. Toutes occupées à leur tâche elles ne se rassemblent pas autour de leur maîtresse. Elle prend le temps de les compter, de vérifier l’état général, la brillance du poil, les mamelles. Le jeune bouc aux cornes imposantes cherche des caresses, elle n’est pas rebutée par l’odeur. Elle le rappelle à l’ordre quand il oublie sa force et la bouscule. Tout va bien. Enfin elle s’assoit dans l’herbe, roule une cigarette et fume en silence, captivée par le paysage alentour. Le cirque s’étale en contrebas, au-dessus majestueux et ronds dominent les trois sommets. Le ciel bleu uniforme, presque artificiel se laisse transpercer par le vol glissant des milans, leurs cris aigus troublent à peine le silence. Il commence à faire un peu moins chaud, une petite brise fait frissonner les tiges grêles et les feuilles fragiles. Elle est fatiguée, le travail est exigeant l’été mais elle profite intensément du moment. Les chevrettes approchent, se serrent contre elle pour obtenir leur dose de câlins. Elle pense aux deux chamois observés au bord du cirque. Elle rêve aux belles brebis rustiques qu’elle installera peut-être là-haut près du bois du signal, en estive parmi les callunes et les myrtilles au printemps prochain. Si la nouvelle parcelle battue par les vents et pauvre leur est attribuée.
Quartier Batignolles - Août 2019 par Alizée Bayssat
Brune
Immobile, à peine assise, elle dévisage les heures qui passent derrière la vitrine. Août et son silence, août et le calme de ceux qui patientent. Sur le dos de la main, elle s’assure de la température. Imbibant la tignasse, elle prend la mesure. La mesure de l’épaisseur, d’une poignée de main délicate. Propose un soin par automatisme peut-être, ou plutôt au cas où - on serait dans son dos - à veiller qu’elle n’oublie aucune étape. Elle prend le temps. Savoure la tâche qui ne rendra sa journée que plus courte. Soulève des mèches ça et là et fusionne les deux lames du ciseaux. Ses gestes sont de ceux qui maîtrisent le travail sans orgueil. Elle évoque la Creuse et les bruits de la campagne, regrettant avec une petite mélancolie… Elle trace des raies comme elle se tracerait un nouvel avenir. Elle manie les ciseaux comme Rodin sculptait sa terre. Réajuste les mèches pugnaces. Elle arrange, avec la bourrasque du sèche-cheveux. Comme une légendaire Citroën à air comprimé : la coupe semble émerger dès le démarrage. Satisfaite de l’ouvrage, elle a du mal à dissimuler son sourire en coin.
Grenadine 17
Ne sait plus s’il s’agit de l’été ou du printemps. Les mois semblent être des semblables derrière cette vitre étanche et opaque. Elle change régulièrement de pelure mais ce sont tous les mêmes lieux : une succession de strates qui l’éloignent de la réalité. Le sticker d’abord - comme première barrière et pas des moins fallacieux - arborant des formules tacites, des massages dits « traditionnels », des cocktails de « bien-être ». La vitre ensuite parfaitement propre et transparente mais sur laquelle on a pris le soin de plaquer des stores de bambous, striés, occultants, traditionnels eux aussi. De telle sorte qu’elle se sente suffisamment loin de la réalité mais suffisamment proche de l’envie de franchir la limite de sa fonction. L’air vague, sans dégoût ni présence, elle répète ces gestes interdits. Elle s’interdit d’imaginer la fraicheur de l’air à l’extérieur. Elle s’oblige à l’indifférence, elle s’anesthésie chaque fois que sa main caresse. Elle en finit par oublier la saison.
Le Diloft
C’est dans l’ombre et le silence qu’il est le prince des lieux. Petit palais à parquet massif et à banquettes ouatées… Tout est en ordre. Ça sent toujours le « pin des Landes » lorsqu’il reprend les lieux. Il prend le temps de faire le tour du propriétaire. D’enjamber entre les tables, de réchauffer les zones plus ou moins aplaties du skaï rouge. Il savoure l’absence. Le vacarme des conversations (souvent la bouche pleine, et souvent ça le choque) est comme évanoui. Le regard insistant du César de jour, le priant de décamper est en suspend, au moins le temps d’une nuit entière. Mais ce qu’il préfère c’est bien se planter là, sur la table accolée à la grande vitre, et regarder la nuit de l’intérieur. Parfois il secoue lentement sa petite patte en hommage à la reine mère. Il les toise - les autres de gouttières - il fait le beau car il est bien au chaud, loin des odeurs intempestives, enveloppé de fragrances trompe-l’œil. S’il en vient à fermer les yeux, ça le transporte jusqu’à la Dune du Pila… Il en ronronne toute la nuit d’être le seul et l’unique, d’être celui qui piétine le zinc s’il en a l’envie, de laisser son blaze en un seul coup de griffes… Le matin, c’est comme un coup d’Etat, les bavards ont repris le pouvoir…
Le serveur de la Canebière par Martine Chambon
J’en ai marre j’en peux plus
J’vais plus pouvoir les supporter
J’veux plus prendre leurs commandes
J’veux plus m’faire engueuler
Parce que j’fais pas mon taf
J’veux plus c’est bon
J’veux plus m’retrouver bloqué au comptoir
juste pour un coka
Et pendant c’temps l’autre elle me pique la grande table
Et elle se fait 400 plaques d’un coup
Non vrai j’peux plus
Faut tenir jusqu’en septembre putain
J’veux pouvoir prendre deux jours de suite
J’veux prendre le petit déj avec Sabrina
J’veux profiter
J’veux aller au Jumbo avec les potes
La chaleur j’peux plus
La sueur j’peux plus
Les putains d’odeur du vieux qui dégouline sa sueur sur les pizzas j’peux plus
Et l’autre avec sa couette noire qui m’talonne
Trop la haine j’veux plus les voir
Pourtant faut tenir
Çà va être dur tenir jusqu’en septembre
Putain de canicule
Putain de touristes j’les hais
Le gars il est assis sur le siège à l’arrière de la cabine chauffeur du bus
Le bus bloqué dans la file du milieu d’un bouchon sur la route d’Aix
Le gars il parle au mec assis à côté de lui sans le regarder,
Il regarde la file de gauche, l’interminable file des banioles, des camping-cars
Des bus et des fourgons bloqués sur trois files
à peine quitté Marseille
Des serveurs, des banquiers, des vendeurs, des artisans, des touristes
Tous bloqués sur la route d’Aix
Et puis les 2 roues qui se faufilent
Dans la vitre le reflet de son corps anxieux
Ses dents qui rongent des ongles qui n’en sont plus
C’est la bouche qui mange les doigts
Il déverse à son voisin tout ce qui le ronge toute sa haine
Et puis ses rêves des rêves simples inaccessibles comme boire le café avec Sabrina
Le gars d’à-côté lui aussi bouffe ses doigts, arrachent ses peaux à les faire saigner
Il regarde en face l’horizon est plus vaste au bout on voit les flashs du rétrécissement de la chaussée çà donne de l’espoir
Il tente de le distraire sans jamais le regarder
T’as été au salon t’as vu la nouvelle Xt
Ah putain je l’ai testée…
L’autre qui en a marre : j’m’en fous de çà c’est pas pour nous, rêve pas !
Moi tout ce que je veux c’est être à la maison
Et puis dormir puis plus me réveiller jusqu’en septembre
Ah si ! Y fallait que j’la teste la Xt, c’était trop bon
Chacun s’en retourne à ses pensées, des rêves qui n’en sont pas
Des rêves de fuir au plus vite
dans un bolide avec des ailes ou dans le sommeil éternel
Ils se taisent pour s’grignotter les doigts
Le chauffeur monte le son C’est Queen à la radio
Y’a Freddy Mercury qui s’égosille
« I want to break free »….
J’veux me libérer
« T’es pas tout seul mon pote » il reprend le serveur de la canebière
Et puis l’autre blonde qui me chauffe juste pour un croque-monsieur et elle en fout de partout, au lieu d’aller semer ses miettes dans la rue
Au moins elle nourrirait les pigeons
Putain de moineaux qui viennent chier sur les tables
Ils prennent plus de menus ces rats, ils ont plus le temps
Pourtant ils ont du pèze pour faire les îles
Et nous on rame
Et dire que demain on sera encore là dans c’putain de bouchon
Putain j’en peux plus j’tiendrai pas jusqu’en septembre
Terrasse du MUCEM, Marseille juillet 2019
La mère offerte par Martine Chambon
sur le toit terrasse face à la mer
La mère offerte
Son corps abandonné sur une chaise longue en acier trempé
Transparence d’une robe en coton imprimé de fines fleurs des champs
Son visage exposé à la brise méditerranéenne
une résille de béton noir voile le musée cube
brise le souffle du large
projette son ombre dentelée sur le corps rêveur
une fillette tartinée de crème crapahute dans les cases lumineuses
du grand moucharabieh
La fillette rampe jusqu’à la chaise longue s’agrippe à son bord métallique
se hisse jusqu’aux pieds de la femme impassible
grimpe le long de ses jambes
atteint le ventre ballon et se love parmi les rondeurs fleuries
d’un corps au regard perdu dans le grand bleu
D’un geste gracile la main halée de la femme fait glisser la bretelle mordorée
extirpe un énorme sein blanc ponctué d’un téton décentré, sombre et pointu
Les menottes dodues agrippent la mamelle
la bouche en saisit le téton
La fillette étalée sur le ventre de sa mère
S’allaite publiquement
La mère s’offre impassible face à la mer
Brise brisée sur le sein frais
blancheur Insolite parmi les peaux halées des passants
visiteurs émerveillés par la mer fragmentée par la résille du MUCEM
Ils ne voient pas la mère, la mère offerte l’enfant fondue en elle
La femme qui tousse par Martine Chambon
Il y a une petite femme à la terrasse du café, recroquevillée sur sa chaise, le dos vouté, jeune pourtant. Les jambes sont entorsadées autour du pied de fer forgé de la table, un grand sac de cuir bleu avachi à ses pieds déborde de paperasses. Elle en tire un porte monnaie dodu et deux billets de loterie qu’elle pose à côté de la tasse à café. Elle en saisit un et en gratte les cases avec le bout carré de la petite cuillère. Méthodiquement elle décape la pellicule de faux argent de chaque petit rectangle dans l’ordre, de haut en bas, en partant de la colonne de gauche.
La femme gratte en toussant, une toux rauque et sifflotante de fumeuse, une carrière de fumeuse. Colonne après colonne les cases se dévoilent. Le visage collé au billet, la femme gratte en espérant la case gagnante. En oublie le café, gratte le deuxième billet, toujours avec la même rigueur, la même avidité de chance. Même illusion, même désillusion. Les billets sont glissés sous le cendrier qui se remplit au rythme du grattage.
La femme fait place à la tasse, jette le morceau de sucre dans la tasse, touille de la main droite pendant qu’elle porte la gauche à ses lèvres, pour protéger la table de ses postillons. Le sucre ne fond pas. « Putain le café est encore froid ! »
La femme agitée tousse les jambes immobiles toujours entortillées au pied de la table. La femme tronc d’olivier planté près du sac avachi bleu qui regorge d’objets comme une poubelle trop pleine. La femme déborde de trop de choses. La femme poubelle des choses des autres.
Le porte-monnaie posé sur la table regorge de papiers, de pièces jaunes qui roulent, de compartiments dépensiers, la femme tousse en l’air, tend ses lèvres vers le ciel, ses lèvres forment un losange comme le bec des oisillons qui attendent la béquée, la femme manque d’air pleine trop pleine de l’intérieur.
La femme regarde les passants joyeux qui vont par deux à la brocante. Elle les scrute, elle gratte le regard des passants indifférents, comme les cases du billet de loterie, avec la même attente, elle espère un regard gagnant, celui qui fera qu’une seconde au moins elle existera mais son regard tousse, son regard désespéré, comme pour la loterie, c’est perdu d’avance. Le désespoir n’attire pas la chance, la chance ne se mendie pas, la chance aime les regards gagnants, les regards qui étoilent. Pas les regards mendiants. Voilà ce que pense la femme. Alors elle fume encore, allume une clop avec la précédente. Elle crache dans un mouchoir en papier usagé, qu’elle déplie soigneusement pour qu’il serve encore une fois. Elle crache et observe son crachat, y déchiffrera-t-elle une énigme ? Elle replie le mouchoir en 2 et crache à nouveau, puis contemple, replie à nouveau en 2, contemple encore comme pour y chercher une perle, ou comme la voyante lit l’avenir dans le marc de café. Y voit-elle son cancer ? La femme a compacté son Kleenex, du grand art digne de César, le sculpteur compacteur d’objets. Trop de choses à cracher, elle déborde de crachats, de mauvaises humeurs au seuil de sa bouche, prêtes à jaillir. Elle les contient, les compacte.
La femme porte à sa poitrine une main tremblante aux doigts jaunis. Ses poumons lui font mal et pourtant elle rallume une clop et tire plusieurs tafs d’affilée jusqu’à ce que le bout de la clop soit incandescent, jusqu’à ce que les poumons hurlent, elle ne veut pas les entendre.
Soudainement, elle écrase sa clop à moitié consumée dans le cendrier, déplie ses jambes, déploie son buste vouté, se lève, rassemble les objets débordés du porte-monnaie, puis de la besace. Elle cale un billet de 5 euros sous le cendrier. Sans attendre la monnaie elle va rejoindre un autre fumeur à la table voisine.
Le gars l’invite à s’asseoir, elle reste debout appuyée sur la table, il lui propose un kir.
« Y’a dix ans jour pour jour, Félix il rencontrait Morgane et moi je finissais en garde à vue, çà se fête non ?
- Comme quoi on n’a pas tous la même histoire… » toussote la femme en se détournant du gars pour se glisser parmi les chineurs. Son lourd sac bleu allonge son bras décharné et tord un corps soubresauts par la toux qui l’habite. Au stand du bouquiniste, elle compulse les cartes postales anciennes en toussant, elle postillonne sur les cartes muettes puis disparait pour de bon dans une foule bavarde, sa silhouette la fait paraitre vieille très vieille, très penchée par le poids du trop qui l’habite et la femme est jeune pourtant.
Les muettes par Martine Chambon
Hier au bar de l’Estaminet les muets ont été invités à parler. Ce matin sous la terrasse ombragée c’est au tour des muettes. Sur le faux marbre de la table carrée, elles sont deux, inséparables, compagnes solitaires pleines de mots, impatientes.
Etalées au bout de longs bras secs et tatoués. Comme deux chiens harassés attachés à leurs chaines trop courtes. Les yeux mendiants au bout des doigts. Chacune à sa manière, la gauche fébrile, la droite apathique. Les deux en attente. Du bout de leurs doigts, en attente des mots de l’autre.
Sans raison apparente, la gauche s’éveille, curieuse, rampe jusqu’au bord de la corbeille d’osier rouge, un doigt s’érige pour faire basculer la corbeille. Il y avait un croissant, il n’y a plus de croissant, seulement des miettes sur une serviette de papier. Elle glisse dans un va-et-vient du pourtour de la table jusqu’à son centre pour les rassembler en un petit tas. Puis repousse violemment la corbeille qui s’immobilise en un fragile équilibre au bord du vide. Les miettes sont dispersées. La droite flapie se raidit, dérangée par l’éparpillement, recule pour s’agripper au bord de la table comme une perruche effarouchée sur son perchoir.
Une tasse est posée, un sucre dans la soucoupe. La gauche le saisit, tente de le libérer de son emballage de papier, la droite perruche, observe impassible et crispée comme enfermée dans sa cage, impuissante à voler à l’aide de sa compagne.
Le sucre enfin libéré s’enfonce dans la mousse épaisse puis disparaît. La gauche saisit la cuillère et tourne, pose la cuillère.
La droite mal à droite rassemble ses forces et se tend vers la tasse, en agrippe l’anse, la tasse en tremble, la tasse branlante s’approche d’une bouche, mousse sur la moustache, cul sec. La droite satisfaite repose délicatement la tasse. La gauche agacée la repousse brusquement et la tasse va rejoindre la corbeille rouge au bord du vide. Elle saisit le dépliant de l’Office de Tourisme pendant que la mal à droite éreintée s’étale sur le faux marbre souillé par les gouttes du café débordé.
Feuillette en hâte, puis rejette le dépliant au bord de la table. La corbeille, la tasse au point de bascule dans le vide. C’est le tour du magazine TV, compulsé avec la même hâte, la droite sieste.
Puis la gauche saisit le journal, la droite se redresse en appui sur le poignet qu’elle fait glisser jusqu’au bord des pages pour les caler. La gauche assistée s’apaise. Tourne tranquillement les pages. Jusqu’à celle des Obsèques. Les deux mains apaisées, parfaitement symétriques étirent la double page comme pour la défroisser. Les deux compagnes patientent. Le temps que soient lues toutes les annonces.
Puis brusquement le journal est replié, le magazine de l’office de tourisme et le programme TV sont glissés à l’intérieur. Les deux impatientes n’ont plus rien à se mettre sous les doigts. La gauche tente une musique en tapotant. La droite s’en rapproche comme pour l’écouter. La gauche sensible lui tend ses doigts écartés. La droite mal à droite se crispe, en appui sur le poignet tente de répondre à l’invitation, séparent ses doigts crispés pour les glisser entre les siens. Les doigts se heurtent, se blessent. Les deux mains s’emmêlent, s’agacent, se butent, s’exaspèrent. Frustrées, elles se délient, se détachent, s’éloignent.
La droite se retire sur son perchoir au coin de la table pendant que la gauche va grattouiller le genou au bord du bermuda rouge, puis remonte les lunettes, puis gratte le crâne, peigne les cheveux, redescend gratter le nez, revient se poser sur le genou.
Un verre de vin blanc au long pied est déposé sur la table. La droite s’affirme saisit fermement le pied amène le verre aux lèvres tendues, pas de tremblement, cul sec.
La gauche grenouille pince le nez, s’essuie sur le bermuda, sèche les lèvres, époussette la barbe des miettes du croissant, gratte l’oreille, puis revient se poser sur le genou gauche. La droite l’imite, rejoint le genou droit. Apaisées, en symétrie, sous la table les deux mains se reposent sur le bermuda rouge. Puis soudain la gauche tente un nouveau rapprochement, les mains s’accrochent autour du genou gauche, le soulèvent, miracle de faire ensemble. Pourtant les mains entrelacées s’arrachent brusquement l’une de l’autre pour se poser sur les accoudoirs du fauteuil d’osier. Poussent et soulèvent un corps raide. La gauche saisit le journal et les magazines, la droite suit, pendante au bout d’un bras raide.
A seulement les regarder, les muettes ont été invitées à parler.
AU SUPER MARCHE, UN JOUR ORDINAIRE par Folavoine
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Personne ne lui prête attention. Elle est là, debout, accroupie, debout, accroupie. Elle recharge les rayons du super marché, les rayons du bas. Et puis elle recommence, après avoir poussé le chariot qui contient les boîtes de conserve et elle continue tout au long de l’allée.Parfois un client pressé la bouscule un peu, mais il ne s’excuse pas. Personne ne lui parle et elle ne parle à personne. Elle aura mal au dos ce soir, mal au dos et aux genoux. Et pourtant il faudra s’occuper des enfants, faire un peu de repassage, de cuisine , un brin de ménage, et puis.. : demain , demain il faudra bien recommencer : debout, accroupie, debout…
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« Bonjour, vous avez la carte du magasin ? » Combien de fois le répétera-t-elle jusqu’à ce soir ? Et puis elle fait avancer sur le tapis roulant les produits que vous avez acheté. Et puis elle vous tend le ticket de caisse. Et puis sans perdre de temps et en regardant déjà le client suivant elle vous dit « Merci. Au revoir. Bonne journée » Ça aussi elle l’aura dit tant et tant de fois depuis ce matin. Et il n’est que midi et demi, alors elle pense en silence que c’est mercredi et que c’est l’anniversaire de son fils, 8 ans, mais qu’il déjeunera encore tout seul aujourd’hui puisqu’elle n’aura fini son service qu’à 16h.
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« Bonjour. Vous connaissez les Sushi ? Vous ne voulez pas les goûter ? » Certains lui font non, de la tête. La plupart des clients l’ignorent, ne lui répondent pas. Elle est comme transparente. Elle n’a même pas le droit de soupirer, seulement celui de sourire. Pourtant elle en a marre d’être là debout depuis 8h ce matin. Elle voudrait bien pouvoir s’asseoir un peu , ne plus penser aux sushi. Et elle voudrait aussi pouvoir l’enlever ce kimono ridicule qu’on lui a imposé « pour faire japonais ». Elle se dit qu’on l’a déguisée contre son gré, qu’elle ne ressemblera jamais à une japonaise malgré le kimono, et qu’elle n’a même plus le droit d’être elle même.
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Elle recharge les rayons de fruits et légumes. Vite, vite, son temps est compté et elle ne doit pas le perdre. Elle doit aussi vérifier, rapidement, toujours rapidement, qu’aucun fruit ou légume n’est abîmé. Tous doivent être « alléchants » pour le client, c’est le chef de rayon qui le lui a dit. Au rayon des fruits exotiques elle dispose les goyaves, les mangues, les « fruits de la passion », les maracujas, d’autres encore qui ont des noms qu’elle a du mal à retenir.Tous des fruits trop coûteux pour elle. Pourtant elle aimerait bien en acheter, au moins une fois, juste pour goûter, savoir à quoi ça ressemble ces fruits qu’elle manipule tous les jours et qui viennent de pays où elle sait bien qu’elle n’ira jamais.
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Il est là, debout, toujours debout, derrière une sorte de pupitre, à l’entrée du magasin. Personne ne lui dit jamais ni bonjour ni merci. Il est pompier bénévole en dehors de ses heures de travail, mais ici il est « le vigile », alors parfois on lui jette coup d’œil intrigué parce que à sa ceinture pend un interphone et un gros trousseau de clefs. Il est presque comme une statue et ne bougera pas de son poste de surveillance pendant des heures. Comme il voudrait ne pas être toujours regardé comme celui qui contrôle, qui guette le moindre délit, celui qu’on appellera « en cas de problème ». Il se dit qu’ à Pôle Emploi, le mois prochain, on pourra peut-être enfin lui proposer autre chose. Peut-être…Il y a si longtemps qu’on le lui promet.